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LE LIVRE DE LA PAUVRETÉ ET DE LA MORT - 2008

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Tableau de Samiha Driss

 

Poésie et musique contemporaine 

Création de Clémentine Amouroux et Jean Paul Buisson 

d'après le poème de Rainer Maria Rilke 

Adaptation : Clémentine Amouroux, Claudia Schoeller et Claire Langlois 

 

Une coproduction 

L’Atelier de Musique du Havre / L’Athanor 

NOTES D'INTENTIONS

Ce que nous souhaiterions dire de ce spectacle, c’est qu’il n’en est pas un, mais plutôt, à l’image du texte, une sorte de prière ou de méditation. 

Rien n’est spectaculaire pendant cette heure passée ensemble. 

Nous n’avons pas cherché à « prendre » les spectateurs, mais au contraire, comme dans certains spectacles de Büto, à leur rendre un espace de liberté. 

Rilke a écrit LE LIVRE DE LA PAUVRETÉ ET DE LA MORT dans une langue à la fois, élégante, concrète et concise. Bien que le sujet en lui-même soit d’une grande violence, la langue, elle, reste musicale et détachée. Ce qu’il définit ainsi, parlant du témoin qu’il aimerait être : « que mon sang mugisse plus fort que l’océan, mais que, sans aliéner, mes paroles restent tendres, et qu’elles soient désirées. » 

Mais quel est donc le sujet du livre de la pauvreté et de la mort

C’est une conversation avec Dieu, mais à l’opposé du Dieu tout puissant des églises et des religions, avec un Dieu qui est de tous « le plus dénué de tout », « la pierre qui roule sans trouver de repos, le vent qui ne possède rien, la nudité sous la lumière. » 

Un homme témoigne du monde où il vit, un monde de consommation où l’économie se nourrit elle-même au détriment de ceux qu’elle dit vouloir libérer. « les hommes servent les sociétés et y dérivent, ayant perdu l’axe et le rythme de la vie. » 

« l’argent enfle, suce toutes leurs forces, il est obèse, ils sont petits et creux.» 

Il témoigne du morcellement intérieur des humains, prie pour que l’homme trouve en lui-même « le fruit qui est au centre de tout…/…la grande mort que chacun porte en soi. » et une pauvreté, qui ne soit pas la misère qui exclut, mais la « grande lumière au fond du coeur » qui donna la force à François d’Assise et à d’autres de se dresser devant la société. 

Alors, oui, l’important est pour nous que ces mots trouvent le chemin des coeurs et d’une amoureuse révolte. La voix dit et chantonne, le piano transmet de l’indicible, le silence résonne. 

JEAN-PAUL BUISSON

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Jean-Paul Buisson, pianiste, électronicien, informaticien, compose des musiques composites destinées au concert, à la danse contemporaine (Pierre Doussaint, Yannick Iatridès et le groupe Ecarlate, Jacky Auvray, la Cie Agma, la Cie KôR), aux arts plastiques (Lezcek Dumas, Florence Cotté, Michel Warren, NG), au cirque (le groupe Ecarlate ou les acrobates du Cirque désaccordé), au film d’art et essai ou expérimental (182 films à ce jour), au théâtre contemporain (Jean-Gabriel Nordmann, Clémentine Amouroux, Philippe Levexier), aux performances pluridisciplinaires. Il compose aussi des oeuvres instrumentales pour piano à deux et quatre mains, quatuor à cordes, à vents. 

Interprète de ses propres compositions, il joue aussi la musique de Steve Lacy et les oeuvres de György Kurtag. 

Il improvise avec le clarinettiste François Lebègue et tient le clavier du groupe Moisy-sur-Seine. 

CLÉMENTINE AMOUROUX 

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Clémentine Amouroux fait ses débuts au théâtre, comme comédienne, en 1978, sous la direction de Peter Brook. 

Puis elle co-dirige pendant 10 ans la Cie Gilles Bouillon, aujourd’hui Centre Dramatique Régional du Centre, interprètant sous sa direction de grands rôles du répertoire, se chargeant de la préparation physique des comédiens et des ateliers d’animations en établissements scolaires (elle a enseigné la classe pilote de ce qui est devenu l’Option Théâtre au BAC). 

Parallèlement, on la voit à la télévision et au cinéma, dans des films de Jean-Christophe Averty, Eric Rohmer, Alain Tanner, et d’autres. 

Mais sa formation en danse,( expression primitive, bûto, et danse contemporaine,) en chant, et en arts martiaux, la pousse à chercher des formes théâtrales moins classiques, et donc à aborder la mise en scène. En 1989, elle crée son premier spectacle : Le livre de la pauvreté et de la mort avec le chorégraphe Pierre Doussaint. 

Suivront le fusil de chasse de Yasushi Inoué et Dialogues manqués d’Antonio Tabucchi. 

Après la naissance de ses enfants, elle prend une certaine distance avec la vie professionnelle, continue toutefois à se former, aborde l’écriture. Elle écrira un roman, L’aude de Maude et fera une nouvelle traduction du Livre de la pauvreté et de la mort. 

Elle donne progressivement de plus en plus d’importance à la transmission, anime des ateliers-théâtre et de pratique corporelle. Elle met en scène et interprète Similitudes d’après Janet Frame en 2002, et La mort est un champ de bleuets de Jean Frédéric Vernier en 2004. 

LE TEXTE 

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Je vais peut-être, veine minérale, 

seul et dur, sous le poids des montagnes, 

enfoui si bas que je ne vois 

ni chemin ni lointain. 

Tout m'est devenu proche, le proche me devient pierre. 

Je ne sais pas encore embrasser la souffrance 

et cette épaisse nuit m'amenuise, 

mais si c'est là ta nuit, qu'elle me pèse et me déchire, 

fais de moi ton empreinte, toi par moi 

révélé, et moi par toi, vierge dans ma gangue. 

Toi qui subsista à l'émergence des monts, 

pente sans refuge, sommet sans nom, 

neige éternelle où boitent des astres blêmes, 

toi qui portes en tes flancs des vals de cyclamens, 

d'où la terre exhale son haleine, 

toi, de toutes les montagnes, bouche et minaret, 

toi qui soir après soir te tais. 

Est-ce en toi que je vais ? Suis-je dans le basalte 

tel un métal ignoré ? 

Humblement je me coule dans les plis de ta roche, 

est-ce toi dont la dureté m'écorche ? 

Ou suis-je dans la peur ? 

La peur profonde des villes sans mesure 

où tu m'as enfoncé sans souffle. 

qu'un homme juste ait su dire, 

leur non-sens, leur délire, 

aussitôt tu te lèverais, toi, tempête depuis l'origine, 

et comme des balayures les chasserais devant toi.

 

Mais attends-tu de moi que je trouve les mots, 

et je ne suis plus moi-même en ma bouche. 

Comme une blessure elle n'aspire qu'à se fermer, 

et mes mains restent collées à mes cotés 

comme des chiens stupides, sourds à tout appel. 

Tu me contrains, Dieu, à une heure étrangère. 

Fais de moi le veilleur de tous tes horizons, 

le confesseur des pierres, 

élargis ma vision, 

qu'elle s'ouvre à l'infini de tes mers solitaires. 

Laisse-moi descendre le cours des fleuves, 

et loin de leurs berges qui geignent, 

m'immerger dans tes nuits murmurantes. 

Envoie-moi dans tes landes arides 

qu'animent seulement les vastes vents, 

où de grands cloîtres engoncent de leur faste 

des vies qui n'ont jamais vécu. 

Je veux me joindre aux pèlerins. 

Je ferai miennes leurs voix, leurs silhouettes, 

sans artifice je serai ce qu'ils semblent être 

et derrière un vieillard aveugle 

je suivrai le chemin que nul ne connaît. 

 

Car les grandes villes, O Dieu, 

perdues, se décomposent, 

elles fuient le feu, 

nulle paix ne les apaise, 

et leur temps s’égrène serré. 

Là vivent des hommes, d'une vie lourde et veule, 

retranchés dans leur chambre sans oser un mouvement, 

plus craintifs qu'une portée de lapereaux, 

et au-dehors, ta terre veille et respire, 

mais eux, ils sont et ne le savent pas. 

Là, poussent des enfants, collés à leur fenêtre, 

tenus dans l'ombre, toujours la même, 

et ils ne savent pas qu'ailleurs chantent les fleurs, 

pour le jour et l'espace, le vent et le bonheur, 

enfants ils doivent être et le sont tristement. 

Là, de jeunes vierges s’ouvrent à l'inconnu, 

gardant la nostalgie de l'enfance, de son calme 

mais ce pourquoi elles brûlaient n'est pas là, 

et tremblantes, de nouveau repliées, 

elles relèguent au fond de chambres reculées 

les jours désabusés de la maternité, 

les longues nuits de plaintes sans dessein 

et les froides années sans ardeur ni combat. 

Et dans la pleine obscurité gisent les lits de mort, 

et elles, longuement languissantes, 

y meurent, longuement, y meurent enchaînées, 

et partent en mendiant. 

Là, livides, vivent des êtres, exsangues-nés, 

là, de ce monde pesant, ils meurent étonnés. 

Et pendant qu'anonymes se succèdent les nuits, 

nul ne voit le sourire de cette race fragile 

se tordre et se muer en béante grimace. 

Ils vont sans but, avilis par l'effort 

de servir sans ardeur des choses dénuées de sens, 

sur eux les vêtements flétrissent, 

et leurs belles mains vieillissent tôt. 

La foule les bouscule, et passe, indifférente. 

Bien qu'ils soient hésitants et faibles, 

seuls quelques chiens errants, craintifs, 

silencieux, les suivent un instant. 

Ils rodent, solitaires, autour des hôpitaux, 

dans l'attente angoissée d'y entrer. 

La mort est là. Non cette voix miraculeuse 

qui enfants les égratigna, 

mais la petite mort, comme on la comprend là, 

tandis que leur propre fin pend en eux 

comme un fruit aigre, vert, et qui ne mûrit pas. 

O Dieu, donne à chacun sa propre mort, 

une mort née de la vie 

à qui l'amour donna sens et détresse. 

Car nous ne sommes que l'écorce, que la feuille, 

mais le fruit qui est au centre de tout, 

c'est la grande mort que chacun porte en soi. 

C'est pour elle que s’éveillent les jeunes filles, 

comme l'arbre émerge du luth, 

pour elle que les garçons rêvent d’être des époux, 

et que les adolescents font des femmes les confidentes 

d’une angoisse que nul autre n'accueille. 

C'est pour elle que toutes les choses subsistent éternellement 

même si le temps a effacé le souvenir, 

et quiconque forge et bâtit, 

enclôt ce fruit d'un univers, 

tour à tour gel, fournaise, souffle et lumière. 

Vers ce fruit va la chaleur des coeurs 

et des pensées la blanche incandescence. 

Mais tes anges passent comme nuées d'oiseaux 

et tous les fruits sont verts. 

Dieu nous sommes plus pauvres que les pauvres bêtes 

qui, même aveugles, achèvent leur propre mort, 

aucun de nous n'a su mourir encore. 

Donne-nous celui dont la science 

palissera nos vies 

pour que vienne plus tôt le printemps. 

Car ce qui fait la mort étrangère et pesante, 

c'est qu'elle n'est pas de nous, mais une mort 

qui nous saisit parce qu'au-dedans nulle mort ne mûrit, 

alors, l'ouragan nous efface. 

Nous nous tenons dans ton jardin au fil des ans, 

comme des arbres qui pourraient porter la douce mort, 

mais vieux au temps de la récolte, 

comme les femmes que tu as frappées, 

nous sommes fermés, mauvais et stériles. 

Nous nous sommes prostitués à l'éternité, 

et sur le lit de travail, nous n'enfantons 

que le mort-né de notre mort, 

et le foetus recroquevillé et pitoyable, 

derrière ses mains cache ses yeux en germe, 

et déjà sur son front saillant 

s'enracine la peur de ce qu'il n'a pas souffert, 

et tous nous finissons, dans les crampes de l'accouchement, 

délivrés au couteau.

Dieu, fais d'un homme qu'il soit divin et grand. 

Donne-lui une nuit, pour s’ouvrir jusqu’au centre 

à ce qui jamais ne pénétra notre humaine épaisseur. 

Donne-lui une nuit où tout s’épanouisse, 

et que cette nuit soit odorante comme des glycines, 

et légère comme le souffle des vents, 

et joyeuse comme le lieu de la résurrection. 

Donne-lui de porter le temps du mûrissement, 

qu'il grandisse en son corps comme dans un vêtement toujours ample, 

et qu'il soit seul comme l'étoile, 

qu'aucun regard étonné ne l'atteigne 

lorsque fondent et se défont ses traits. 

Fais qu’il connaisse à nouveau son enfance, 

Rend-le à l’inconscient, rend-le au merveilleux, 

à l’infinie spirale des mythes et des ombres 

dont s’enrichirent tant de pressentiments. 

Et exige de lui qu’il veille jusqu’à l’heure 

où il accouchera de la mort souveraine, 

solitaire, mugissant comme un large jardin, 

où viennent se confondre les échos du lointain. 

Que ta puissance et ta lumière 

creuse en nous ta dernière oeuvre, 

que l’humain sache, après avoir souffert, 

de toute sa gravité, pour lui-même être une mère. 

Toi qui peux tout, plutôt que d’exaucer ce rêve 

d’une femme enceinte de Dieu, 

donne-nous de rêver d’un être gros de sa mort, 

puis, à travers les mains de ses persécuteurs, 

mène-nous jusqu’à lui. 

Regarde, je vois ses ennemis, 

et ils ne sont que mensonges qui fuient. 

Et il se lèvera au pays des moqueurs, 

et tous le nommeront : le rêveur ; car un éveillé 

est toujours un rêveur parmi ceux qui se grisent.

 

Donne-lui pour fondement ta clémence 

et pour terreau ta splendeur de tous temps ; 

et laisse-moi danser cette alliance, 

et d’une bouche de glaise rouge et qui tonne, 

être celui qui nomme, annonçant l’homme nouveau. 

Je veux le louer, et comme les cuivres marchaient devant l’armée, 

je veux marcher, je veux crier, 

et que mon sang mugisse plus fort que l’océan, 

mais que sans aliéner, mes paroles restent tendres 

et qu’elles soient désirées. 

Puis une nuit de printemps, quand ils seront peu 

à se tenir encore autour de moi, 

alors je fleurirai d’un autre chant, 

subtil comme un Avril du Nord 

qui tarde à s’épanouir, mais se soucie de chaque bourgeon. 

Car ma voix a grandi, tendue vers deux extrêmes, 

elle est le parfum et le cri, 

l’un précède celui qui vient, 

et l’autre est de mes solitudes, 

et le visage et l’ange et la béatitude. 

Donne que ces deux voix m’accompagnent 

quand de nouveau tu me disperseras dans la ville et l’angoisse, 

avec elles, je veux être de la colère des temps. 

Les grandes villes n’ont rien de vrai, elles feignent le jour et la nuit, 

trompent les bêtes et les enfants, 

menteur est leur fracas et menteur leur silence, 

menteuses les choses qui sont dociles. 

Rien de ce qui se meut, vaste et vrai, 

par toi, autour de toi, 

ne peut exister là. 

Et tes vents qu’égarent les ruelles 

vocifèrent, vont et viennent, 

s’exaspèrent, s’effilochent et se traînent. 

Heureux les vents qui fuient vers les jardins. 

Car les jardins ont été faits pour des rois, 

qui s’y étaient distraits quelque temps, 

avec des jeunes filles entrelaçant de fleurs 

le singulier éclat de leurs rires. 

Elles gardaient éveillés ces jardins léthargiques, 

allaient en chuchotant comme le vent dans les buissons 

et le froissement de soie des robes matinales 

bruissait sur le gravier comme un ruisseau. 

Les jardins à présent pleurent leur souvenir, 

ils se vêtent de teintes claires quand viennent d’autres printemps, 

et brûlent lentement aux flammes de l’automne, 

à travers leurs branches entrelacées 

comme les arabesques forgées au fer des grilles. 

Et au fond des jardins resplendit un palais, 

comme un ciel aveuglant irradiant sa lumière. 

Mais dans l’ombre des salles croulant d’images qui se fanent, 

le palais, en lui-même immergé, 

étranger à la fête, comme ayant renoncé, 

silencieux et patient, semble être son invité. 

Puis je vois les palais qui vivent aujourd’hui, 

ils paradent comme de somptueux oiseaux 

à la voix discordante ... 

Beaucoup d’hommes sont riches et se veulent plus grands. 

Mais les riches ne sont pas riches. 

Ils ne sont pas comme ces chefs de tribus de bergers 

qui passaient par les plaines vertes et claires 

suivis de la vague multitude de leurs bêtes 

comme les nuages passent dans le ciel du matin. 

Et lorsqu’ils se posaient, que leurs voix s’apaisaient 

dans la nuit renaissante, 

des longues plaines de l’errance 

s’élevait alors une âme nouvelle, 

et les chameaux se profilaient au loin comme des chaînes de montagnes. 

Dix jours plus tard l’odeur des bêtes 

stagnait encore dans leur sillage, 

et chaude et lourde, immuable sous le vent, 

et comme dans la maison qu’une noce illumine 

toute la nuit coulent les vins vieux, 

ainsi coulait le lait de leurs ânesses. 

Ils ne sont pas non plus comme ces cheiks du désert, 

qui reposaient la nuit sur des tapis flétris, 

mais tressaient de rubis la crinière d’argent 

des juments qu’ils aimaient. 

Ils ne sont pas comme ces princes aux moeurs altières, 

pour qui l’or était fade et sans attrait, 

et qui passaient chaque jour de leur vie 

dans l’ivresse de l’ambre, de l’amande et du santal. 

Ils ne sont pas comme ce tzar blanc venu de l’Est, 

qui régnait comme un Dieu sur d’immenses empires, 

mais lui, blanchi par le chagrin, 

couchait sur un sol froid son front vieilli, 

et il pleurait cette heure de tous les paradis 

qui jamais ne lui appartiendrait. 

Ils ne sont pas comme ces armateurs des vieux ports de commerce, 

qui cherchèrent dans l’art à sublimer leur vie, 

et firent de leur temps un art encore plus grand, 

puis, repliés dans le manteau d’or de leur ville 

comme la feuille dans le bourgeon, 

seul battait à leurs tempes un pouls imperceptible… 

C’était là des riches qui forçaient la vie, 

pour qu’elle soit sans fin, large, lourde, et chaude, 

mais le temps des riches est passé, 

et nul ne te réclamera son retour. 

Fais seulement que les pauvres soient pauvres à nouveau. 

Car ils ne le sont pas, ils ne sont que privés d’être riches. 

Privés de leur vouloir, privés du monde, 

marqués par une peur qui est toutes les peurs, 

écorchés, faussés, dénaturés. 

Sur eux, les villes crachent leur poussière, 

et toutes les immondices s’attachent à eux. 

Ils font peur, comme le malade incurable et contagieux. 

Mais si la terre était dans la détresse, 

elle porterait les pauvres comme un talisman, 

comme une couronne de rose à son front. 

Car les pauvres ont la pureté de la pierre, 

et comme la bête aveugle qui vient de naître, 

immensément simple et pleine de toi, 

ils n’ont besoin de rien, ils n’ont désir de rien, 

que du droit d’être pauvre, comme ils le sont en vérité. 

Car la pauvreté est une grande lumière au fond du coeur. 

Toi, tu es le pauvre, le dénué de tout, 

tu es la pierre qui roule sans trouver de repos, 

tu es le vent qui ne possède rien, 

la nudité sous la lumière. 

Tu es pauvre comme l’instinct de vivre de l’enfant 

dans l’innocente, honteuse d’être mère, 

et qui sangle son ventre, dans l’espoir d’étrangler 

l’autre vie qu’elle porte et qui tressaille en elle. 

Tu es pauvre comme la pluie de printemps 

qui descend doucement sur les toits de la ville, 

et comme le seul voeu chéri du prisonnier 

au fond de sa cellule, à jamais hors du monde. 

Et comme les malades, qui se tournent dans le lit 

et sont heureux, et comme les fleurs entre les rails, 

si tristement pauvres dans le vent fou des voyages, 

et comme la main qui accueille les larmes, pauvre... 

Et que sont devant toi les oiseaux qui frissonnent ? 

Qu’est ce qu’un chien affamé ? 

Qu’est ce que la silencieuse et lente peine 

des bêtes oubliées dans la captivité ? 

Que sont les pauvres des asiles de nuit ? 

Ils ne sont que de tous petits cailloux, 

mais ils suffisent à moudre un peu de pain. 

Tu es au plus profond celui qui n’a et qui n’est rien, 

le mendiant dont le visage échappe, 

l’exilé silencieux dont le foyer fut effacé du monde, 

trop grand, trop lourd pour nous servir, 

tu hurles dans la tourmente. Tu es la harpe 

contre laquelle nos mains se fracassent. 

Toi qui sais et dont la connaissance 

vient de la pauvreté, de sa surabondance, 

fais que les pauvres ne soient plus écartés, 

piétinés et enfouis dans une peine engourdie. 

Les autres hommes sont des tiges arrachées, 

mais les pauvres, comme de presque-fleurs, 

renaissent d’une racine, et sentent la mélisse, 

et leurs feuilles échancrées sont fragiles. 

Regarde-les : qui peut leur ressembler ? 

Ils chavirent sous le vent, 

s’abandonnent comme au creux d’une main, 

et leurs yeux ont l’éclat sombre, 

la lumineuse gravité 

d’une prairie qu’inonde une brève pluie d’été. 

Les pauvres sont aussi silencieux que les choses, 

et lorsque s’ouvre à eux l’intime d’un foyer, 

ils sont comme des amis retrouvés, 

se confondent aux objets familiers, 

appelant l’ombre comme l’outil qui repose. 

Ils sont gardiens de biens qu’ils ne verront jamais. 

Ils sont le frêle esquif que portent les abysses, 

et comme le linge de lin étalé dans les prés, 

ils sont offerts, écartelés. 

Et regarde comment vivent leurs pieds, 

comme ceux des animaux, à chaque sentier 

mille fois mêlés, des pieds qui se souviennent 

de pierres et de neiges, et de légères, 

de jeunes prairies que le vent rafraîchit. 

Ils souffrent de cette unique et grande souffrance 

dont l’homme n’a su faire que de mesquins soucis. 

Leur vie a la douceur des herbes et le tranchant 

des pierres, et ils aiment leur vie, 

et ils vont dans l’espace qu’embrasse ton regard, 

comme vont les mains sur les cordes de la harpe. 

Et leurs mains sont celles des femmes 

capables de toutes les maternités, 

joyeuses comme les oiseaux qui font leurs nids, 

chaudes lorsqu’elles travaillent, lourdes lorsqu’elles se confient, 

des mains que l’on étreint pour s’y désaltérer. 

Et leur bouche est comme la bouche d’une statue, 

que ni souffle, ni son, ni baiser, n’a jamais fait vibrer, 

qu’une vie aujourd’hui effacée, 

de toute son expérience a emplie et modelée, 

et cette bouche s’enfle et s’ouvre, elle croit savoir, elle sait, 

mais parabole, elle n’est que pierre, elle n’est qu’objet. 

Sa voix nous vient de loin, 

partie bien avant l’aube, elle a marché 

des jours entiers dans l’ombre des forêts, 

le rescapé des lions, en songe, lui a parlé, 

et elle a vu la mer, et elle conte la mer. 

Lorsque les pauvres dorment c’est comme s’ils revenaient 

au grand Tout, qui, calme, nous les confie, 

et, comme le pain aux affamés, les offre en sa largesse, 

aux aurores et aux minuits. 

Ils sont comme la pluie qui couche sa ferveur contre la nuit, 

lourde, et pour longtemps fertile. 

Puis lorsque de leur corps prêt à germer 

s’est évanouie jusqu’à la cicatrice de leur nom, 

ils gisent comme la semence de cette semence 

dont tu viendras depuis l’éternité. 

Sauve-les seulement des villes et de la culpabilité. 

Là, tout leur est colère et confusion, 

là, dans les jours qui se bousculent, 

ils sèchent et flétrissent dans une patience blessée. 

 

Le monde n’a t’il pas de terre pour eux ? 

Qui le vent cherche t’il ? Qui boit la clarté des rivières ? 

Et dans l’étang profond qui rêve d’une rive, 

ne demeure-t-il aucun reflet d’un seuil ? 

Les grandes villes ne pensent qu’à elles-mêmes 

et charrient tout dans leur course effrénée, 

Les hommes servent les sociétés, 

et y dérivent, ayant perdu l’axe et le rythme de la vie. 

Chaque jour, une illusion qui leur ressemble 

prend peu à peu la place de leur être. 

L’argent enfle, suce toute leur force, 

il est obèse, ils sont petits et creux. 

Les pauvres souffrent parmi eux, 

ce qu’ils voient les accable, 

un feu les glace comme une fièvre, 

ils n’ont pas de foyer, 

ils rodent dans la nuit comme des morts ignorés. 

Mais s’il est une voix pour prendre leur défense, 

Affranchis-la, Mon Dieu, et qu’on l’entende. 

Où est celui, qui laissant là ses biens et le cours de sa vie, 

fît mûrir tant de force d’une grande pauvreté, 

qu’il ôta ses vêtements sur la place publique, 

Et marcha nu devant l’évêque ? 

Où est-il ? le plus aimant de tous les hommes, 

le frère aux pieds nus des bêtes des champs, 

celui dont l’âme vibrait des âmes de toutes choses, 

et qui buvait l’extase de la terre, tout étonné ? 

Il n’était pas comme ces hommes harassés 

que l’espoir abandonne chaque jour un peu plus. 

Il marchait le long des prés, parlant aux fleurs 

comme on parle à des frères, 

parlant de lui et de ce qu’il vivait, 

offrant sa joie pour qu’elle fût à tous, 

et son coeur lumineux s’épanchait sans limite, 

et il n’existait rien qu’il ne sache accueillir.

 

Il allait de la lumière vers la lumière profonde, 

et sa cellule respirait l’allégresse. 

Où s’en est-il allé, le rayonnant d’amour ? 

L’écho de sa lumière s’est évanoui. 

Je voudrais qu’il se lève dans notre crépuscule, 

Il est l’étoile du soir de notre pauvreté. 

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