IMPATIENCES
La dernière représentation d'Impatiences a eu lieu le 3 Mars 2013, à Paris, au 37 rue Tournefort, dans le 5e, à la Maison Fraternelle, lieu attaché au Temple de Port Royal.
Une simple et vaste salle donnant sur un jardin, qui nous a accueilli pendant presque 2 ans pour les répétitions de ce spectacle, puis pour ses représentations.
J'y avais joué Le livre de la pauvreté et de la mort de Rilke, avec Jean Paul Buisson. (car cette salle abrite de plus un piano ancien quart de queue ! ) Or, dans le texte de François Bon, Impatience ( sans s), se trouve un vers du Livre :
( car les grandes villes sont décomposées et perdues.)
mis entre parenthèses, comme une parole venue de loin, ce qu'elle est sans nul doute.
Cette parole m'avait menée de Rilke à Bon, et, il semblait logique qu'Impatiences, après Le livre, trouve sa place à la Maison fraternelle.
François Coudray en répétitions.
Genèse
Je trimballais Impatience avec moi depuis une bonne dizaine d'années, sans savoir par quel bout l'approcher. Je crois que j'étais aliénée par l'idée que, n'ayant aucun moyen de production, je devais m'en sortir seule, à deux à la rigueur, et je n'en n'avais pas envie.
Autant, se mettre en scène dans un monologue, parce qu'on ne l'a jamais fait, que c'est un vrai désir, est une extraordinaire aventure, autant le faire et le refaire, parce qu'économiquement on ne peut rien faire d'autre, devient une sorte de servage absurde.
Le moment où ma révolte devant la logique de repli qui commençait à gouverner ma pratique a rejoint la révolte de François Bon s'élevant contre la logique d'exclusion de l'humain dans la grande ville, ce moment a bien entendu été celui de la solution : faire un pied de nez au monde de l'économie et de la finance, au monde qui impose le repli et l'austérité, monter un collectif et parier sur le fait que je pouvais initier un espace de création suffisamment vivant et ouvert pour que quelques personnes veuillent s'investir, sans argent, autour d'un texte admirable, mais terrible, difficile, exigeant, parce que cet espace nous permettrait de grandir ensemble.
En fait, comme d'habitude, je n'aurais pas parié un centime sur mes chances, j'ai juste obéi à l'impulsion, j'ai juste fait ce qui me semblait juste, et je jure que je n'en attendais rien. J'ai lancé une bouteille à la mer, et une douzaine de personnes ont répondu... Toutes aussi belles les une que les autres et que je ne remercierai jamais assez pour l'aventure humaine et artistique.
Il reste d'elles, de nous, quelques traces prises en répétitions, le dernier WE.
Les images sont du cinéaste Antoine Fumat.
A gauche : François Coudray, Alan Picol Nathalie Guilbert, puis à partir du fond : Nathalie Sternberg, au centre : moi-même, Nicole Ponzio et Nicolas ferron, devant : Aimé Matoko, on ne voit pas Marta bentkowski et Gérald Boucard.
L'écriture du spectacle s'est révélée très complexe. A partir d'une vingtaine de monologues extraits du texte de François Bon, ( édité aux Editions de Minuit,) je désirais arriver à un spectacle musical et chorégraphique.
Il me semblait indispensable que les corps et les voix portent la lumière qui semble manquer au texte de prime abord. Je dis bien de prime abord, car certains personnages la portent en eux comme une source cachée, elle est présente au sein même de leur combat, de leur colère. Et cette qualité d'humanité des personnages nous a porté tout du long. Les chants et les danses sont nées de cette humanité peu à peu reconnue. De l'envie de vivre et de partager même le peu, même le pire.
Ceux qui sont venus partager l'aventure, ont formé, presque instantanément, une tribu, une famille incroyable. Ils n'étaient pas comédiens, il y avait des chanteurs, des danseuses, des amateurs, des pros, des parisiens, des banlieusards, des provinciaux, des qui répétaient en semaine, d'autres le WE, ( ça n'a pas simplifié l'écriture !) et rien de tout ça ne nous a arrêté. On se retrouvait chaque fois comme si on s'était quittés la veille. Entre 2 répétitions, j'écrivais des pages et des pages pour raconter ce qui s'était passé à ceux qui n'étaient pas là, pour relier tout le monde, pour que la chose reste nourrie et vivante malgré le temps, la distance, la vie envahissante.
Pendant deux ans, Impatiences m'a absorbée totalement. Puis Impatiences s'est évanoui comme il était venu. C'est parfait.
Nicolas Ferron :
" On vit comme normalement, et tout soudain est un poids qui vous enferme et assomme, on étouffe, cela prend par la gorge et par le ventre, vous c'est la victime et le monde entier il aurait mieux valu qu'il ne soit pas.
Et la ville ce jour-là tremble, et l'enfermement clos de tous ces signes, et la vue encadrée comme si toute sensation venait par ses limites fixes, et dans la tête cela ronge d'impuissance, on reste dans sa chambre et contre les murs mêmes on voudrait lever le poing et ce jour-là on le fait et on hurle.
Impatience. Je parle dans la colère. "
Nicole Ponzio :
"Je parle dans la colère.
Légitime est de s'en prendre au visage faux du monde et à ce qui en lui est tordu et cassé, et je suis calme et posé et tranquille, et je pose devant moi la ville et ses pouvoirs comme en haute balance, et ma parole est le fléau."
Alan Picol :
" Quelque part on voudrait que tout cela soit rongé mais du dedans. Même le fait que les mots soient adressés et lancés est rongé du dedans. L'impression d'être soi-même rongé du dedans, une insécurité.
On vient ici parce qu'on voudrait ensemble se déperdre de cette idée d'être mangé, ou usé, ou saturé, ou d'avoir des nerfs et des colères, d'être petit ou faible.
On voudrait grandir, mais il y a trop de mots.
Les mots nous gênent, on voudrait les enlever, on les dit pour s'en déperdre.
Même la furie de dire, hurler ou fuir, et la transe et la sueur, et tout ce jeu qu'on va faire, avec le son et les lumières, d'apparaître et partir, de faire surgir et d'incarner, d'être, avec son corps, ses gestes et sa voix, cet homme et cette femme, et l'homme de la rue et la femme errante, et celle qui crie et maudit, c'est pour s'en déperdre qu'on parle."
François Coudray et Gérald Boucard - Marta Bentkowski
" Dit de l'ordre social :
Dire la misère de celui qui dit à un autre : fais ceci,
Dire la misère de celui qui signe un imprimé et dit : il aura ceci,
Misère de ceux qui exhument traces et fatras et cautions et contrôles,
Misère de ceux qui protègent leur niche en tenant l'autre à distance et disent : tu arrêteras là, où on mon ordre commence,
Misère de ceux qui acceptent et se cantonnent, de ceux qui plient et ceux qui ne parlent que derrière le dos, et ceux qui se vengent en riant mais font quand même,
Misère de toute violence hors de soi-même exercée."
Aimé Matoko :
"Un peuple est venu, au travail indifférencié, aux goûts ceux de tous, à l'emploi du temps pareil et contents de leur sort s'ils peuvent avoir deux voitures et téléviseurs dans la chambre, un peuple nouveau venu de visages trop calmes et moi au contraire d'eux je ne renonce pas,
Un peuple est venu auquel on a retiré la résistance et la révolte, on les habille et les nourrit, les films proposés leur conviennent et le soir pour s'endormir peut-être encore on regarde un magazine,
Ils vivent par couples dans des bonbonnières, c'est le petit confort offert qui tout affadit, et moi au contraire d'eux je me tiens en ma chambre nue et la solitude exacerbée qui m'entoure je la revendique,
Ils sont la croûte d'un monde périmé qui les manipule, c'est ce qu'il y a dessous qu'il nous faudrait à bras le corps prendre et secouer."
Nathalie Sternberg :
"Pourtant la vie tout court avec ses marchés et ses gens qui balayent, ceux qui sont au comptoir et ceux qui conduisent les autobus, et puis ceux qui le soir dans les brouillards font leur sport.
Au matin les cars et les rails lourds de tous ceux qu'on emmène pour l'activité des bras, des mains et de la tête, ceux qui vont au travail et sont un moment dans la ville lourde marée qu'on prend le matin et qu'on ramène au soir, l'atelier des hommes ramassé dans une poignée de ciment, entre autoroutes et rails et cités de villes bouleversées."
Nathalie Guilbert :
"L'image d'un sol dur pierreux et dessus sont les serpents,
L'image de végétation humide, haute et dense et dedans sont les serpents.
Et dans le coin ou recoin ordinaire et usuel d'une chambre où on vit, le nœud serré et abject des serpents,
Et marcher, dans l'appartement même où on vit et la rue qu'on pratique chaque jour, on le fait pieds nus et c'est très difficile tant sont nombreux les serpents.
Et dans le corps et jusque dans la gorge c'est gros et gluant et cela se pousse à l'extérieur de vous et c'est comme aussi l'angoisse quand on n'y peut plus rien, le serpent.
Dans l'homme et parmi les hommes rampe maintenant le serpent jaune."
Marta Bentkowski :
"Et le possible, le cours de la vie, les circonstances, toutes choses sont obscures,
Et tout savoir entre certitude et incertitude est flottant et plane,
Tout doit être ébranlé, et nous-mêmes, ne pas exiger autre chose de nous,
Au contraire de tout apaisement, au contraire de toute assurance,
Penser est le tourbillon où s'enfoncer vertigineusement, ultime et extrême,
Et dans le constant et périlleux voisinage de l'incertitude la plus haute,
Nécessairement et avec dureté marcher frôlant l'erreur,
Celui qui n'a compris cela ne sait pas ce qu'être homme veut dire,
Est-ce que d'abord tout n'est pas ébranlé et soi-même avec le reste ?"